Je pensais que le Châtelet ne donnait que dans le kabuki avec les deux programmes actuellement à l'affiche. Que nenni. N'ayant pu assister au premier spectacle, faute de place disponible et de disponibilité, je m'étais cependant bien résolu à aller voir le second, que j'avais repéré comme se déroulant en Chine, ce qui m'avait surpris, sans m'apercevoir qu'il s'agissait en fait bel et bien d'une oeuvre chinoise ! L'ambiguïté tient à l'affiche : c'est le "Trésor national vivant" du Japon, Tamasaburô Bandô, qui incarne les personnages principaux dans les deux spectacles au programme. Une star japonaise du kabuki dans un "opéra" chinois ! Et en VO ! Incroyable...
Si je pensais que la souris serait assez préparée, depuis le temps que je la travaille au corps à coup de japonaiseries, à entendre du Kabuki japonais, je ne m'attendais pas de fait à tomber sur du chinois, bien plus spécial, car donnant dans les sur-aigus (et les coups de timbales), là où le japonais donne dans les graves (et les percussions de tiges). Le rejet a été total pour sa part. Tandis que de mon côté, quel plaisir ! La délicatesse des harmonies toujours dissonantes, dans des sonorités tellement étrangères (bon, pas tant que ça quand on s'est enfilé des filmographies complètes, qu'on a un peu trainé en Chine, qu'on s'intéresse bien à leur culture depuis longtemps, etc.), en tout cas si différentes de ce que l'Occident a pu produire, ne peut que forcer l'admiration. Si l'on considère que l'on est en 1598 (neuf ans avant l'Orfeo !), que l'oeuvre fait en tout 55 actes, alors que seulement trois ont été retenus pour ces trois heures de spectacle, dont quarante minutes de deux entractes (six tableaux : Promenade – Rêve – Portrait – Mort – Souvenir – Renaissance), voilà de quoi être définitivement épaté.
"Le Pavillon aux pivoines" est du style Kunzu, par le poète Tang Xianzu : particulièrement apprécié des intellectuels, le vocabulaire employé est très savant et recherché (la botanique est au premier plan, la métaphore est de règle), et l'exécution est d'une finesse sans pareille. Le placement du corps, chaque mouvement pesé, réfléchi, le travail permanent sur les longues manches... La voix est parfaitement maîtrisée (il faut en revanche se faire aux tessitures extrêmement aiguës, parfois à la limite du supportable — je m'y suis habitué au bout de quelques minutes, la souris a en revanche vu son état empirer), dans les tonalités employées, dans le vibrato "dissonant", dans les sauts, dans les émotions... On chante, on parle (une espèce de récitatif, quelque part, ou plutôt une déclamation en rythme), on danse, seul ou en groupe, parfois avec des acrobaties à la chinoise époustouflantes, devant des décors simples et épurés (beaucoup de rideaux), dans des costumes formidables de beauté. La technique n'est pas la projection de la voix, et les chanteurs sont clairement sonorisés pour occuper la salle du Châtelet bien trop grande (quoique fort remplie). Peu importe ; la fosse accueille pour sa part un orchestre assez impressionnant, avec des instruments à la taille largement supérieure que ce que l'on voit dans les stations de métro de la ligne 7.
L'histoire commence assez simplement, avec une jeune fille de bonne famille, Du Liniang (Tamasaburo Bando, dans sa spécialité typique de la Chine et du Japon de travesti, à l'âge de 62 ans...), qui rêvasse dans le jardin aux pivoines et autres fleurs et arbres (la botanique et la nature jouent un rôle absolument primordial en tant que thématique permanente — on peut y rapprocher aussi une obsession japonaise !), avec sa suivante (Shen Guo Fang, qui minaude énormément). Intervient le Dieu des rêves (Lü Fu Hai, en costume typique de vieillard malicieux), qui lui fait entrevoir pendant son assoupissement un amour fou, en mêlant ses rêves à ceux du beau bachelier Liu Mengmei (Yu Jiu Lin). Le premier acte est donc assez cul-cul, entre extase devant la nature et ennui profond d'une jeune fille de 16 ans qui n'a pas Facebook, en passant par les thématiques privilégiées de la calligraphie (extrêmement importante dans ces cultures, ce que l'Occident ne comprend pas) et de la piété filiale (toute confucéenne) à l'égard de sa mère (Zhu Hui Ying).
C'est sans compter sur le deuxième acte. Car Du Liniang... meurt en se languissant de désir. La voici, suite à une longue maladie inexpliquée, aux enfers, en plein milieu de l'acte. Et de se dire qu'il pourrait être celui de l'Orfeo, avec son dixième cercle qui rappelle le folklore grec. Le Juge Hu (Tang Rong) doit trancher du sort de la jeune fille d'à peine 16 ans : soumis lui aussi aux lois (intéressant !), il ne peut la garder pour lui, et doit décider si la cause de sa mort est peu conforme aux bonne moeurs (morte de plaisir ?), auquel cas elle devra aller en enfer (le vrai), et non connaître le paradis (ou ce qui en tient lieu pour les Chinois). On objecte alors qu'elle est de fort bonne famille (voilà qui est bien chinois !), et qu'en fait, c'est le Dieu des rêves qui a mis le bazar ; l'enquête montre en effet que la jeune est fille est déjà mariée, mais dans le royaume des ombres ! (C'est une fiction juridique ?) Le juge tranche : la jeune fille n'a rien à faire ici (c'est une nullité ?), elle devra donc rejoindre le royaume des vivants. Mais on ne ressuscite pas très facilement chez les Chinois, et en attendant, elle reste enseveli près du prunier.
C'est donc au troisième acte (plus court, 35 minutes) qu'elle apparaît auprès de son bienaimé (en songe ? Pas très clair), qui lui même était mal en point — ce qui explique qu'il n'avait pu partir à sa recherche avant, la laissant se languir jusqu'à la mort, d'autant qu'il n'était pas si sûr qu'elle existât vraiment, jusqu'à tomber sur le rouleau qu'elle avait dessiné et calligraphié, en répondant à sa requête de poème durant le songe (encore à mi chemin entre la Chine et le Japon : on trouve tellement de point de ressemblance à quelques variations près, qu'il n'est pas très étonnant qu'ils se détestent autant — identité/altérité !). Évidemment, tout se termine pour le mieux, après excavation. Surprenant !
Alors que l'opéra a réussi à se former en occident en détachant l'art lyrique du religieux, le chinois n'a pas ce problème de verrouillage. Sa morale tourne essentiellement autour de la piété, de l'engagement, de la dévotion, de la mesure, de l'ordre. Mais la grande prêtresse-guérisseuse appelée au secours (sans trop d'effet, puisqu'elle n'arrive que post-mortem), nous parle en s'introduisant lors d'un assez long monologue, de ses problèmes vaginaux ("lac asséché") qui l'ont amené à abandonner son mariage, dans sa jeunesse, pour entrer en religion et y mener une carrière réussie ; tandis que d'autre allusions encore sont assez clairement sexuelles, par métaphore. Tout cela donne un goût sacrément inédit, qui dépayse un bon coup. Donné pour la première fois en Europe, alors que les Chinois montaient du Turandot géant en pleine Cité interdite en 2008 (l'année même où le Japonais Tamasaburô Bandô a remonté cette oeuvre en Chine — intéressant transfert !), c'est aussi un rappel aux Occidentaux ethnocentristes que nous sommes qu'il existe d'autres manières de faire et de voir les choses. De celles qui, en l'occurrence, forment les sous-bassement d'une culture partagée par le sixième de l'humanité, qui avale et la malaxe à présent notre culture sans oublier a priori la leur (quoique le Kunzu a été supplanté au XIXème par l'opéra de Pékin, sans vraiment être dépassé en terme de raffinement et de sophistication).
Et ils ont bien raison : quel bonheur !