L'espoir qu'une oeuvre de 3h30, nécessitant un entracte, un choeur, de nombreux solistes et un gros orchestre, puisse se tenir en fin d'après-midi de dimanche à la Philharmonie aurait du être maigre. Plus tôt dans la semaine, un premier Gergiev avait déjà été annulé. Mais parmi les fidèles des fidèles, tous présents, on sait que le chef a le bras long, et si un orchestre allemand ne peut venir, l'orchestre et le choeur russes du Mariinsky le peuvent. Ah, ces Russes…
Ceci étant, les fidèles étaient présents aussi parce que non sacrifiés : avec les nouvelles restrictions en nombre de spectateurs autorisés, il faut écrémer sévèrement. La philhar a choisi de sacrifier les derniers inscrits, peu importe la catégorie, et de replacer les plus anciens en surclassant. Ou comment je me suis retrouvé sur un premier rang de parterre quasi-vide, certes de côté. Comme il n'y avait quasiment personne, je me suis donc positionné juste derrière le chef, légèrement impair (A3, puis A5 après l'entracte, pour avoir un meilleur angle — une dizaine de sièges libres de chaque côté). On voit mal les chanteurs solistes, les surtitres sont praticables modulo un petit mal au cou, mais on peut étendre les jambes et ça protège des réverbérations dans la salle vide qui ont gêné mes camarades mélomanes. En fait, c'est une expérience intégrée, comme partie de l'orchestre, lorsque le son n'est pas encore bien fusionné, et que l'on ressent toutes les vibrations (ce qui n'est pas donné, dans cette salle).
La Khovanchtchina, c'était manifestement ma première fois. C'est dire si cet opéra de Modeste Moussorgski, dont il a écrit le livret et la partition piano, bien plus tard réorchestrée par Dmitri Chostakovitch, est peu donné. Dans le genre fresque russe, on mélange politique, religion, histoires d'amour marginales, et tout le monde zigouille tout le monde. Ah, ces Russes, c'est quelque chose… Ça n'a souvent ni queue ni tête, et il ne faut pas se tromper : on reste très premier degré. Le niveau d'arrogance, d'égocentrisme et d'orgueil est proprement ahurissant, on se dirait qu'un Français, en face, ferait très modeste. La séquence #metoo du deuxième acte, aussi, est quelque chose. Tout ça pour terminer dans un grand bûcher suicidaire façon marshmallow.
Il y a du gros volume dans tout cela. De la grosse voix, du gros orchestre, du gros chanteur (physiquement… De près c'est encore plus impressionnant, je pourrais habiter dans la moitié d'entre eux). Valery Gergiev dirige tout cela avec son talent et cure-dent usuel — la main gauche servant à être secouée comme un poulpe à moitié mort qui se contracte parfois de manière erratique. La distribution est pléthorique, et avec le bordel ambiant, a été modifiée en dernière minute façon chaises musicales. Yulia Matochkina en Marfa est le personnage féminin fictif qui encadre le drame sinon tout à fait historique. Yevgeny Akimov joue le Prince Andrei Khovansky, qu'on voit essentiellement pour essayer d'abuser, voire violer (second choix au pire : tuer), Emma (Violetta Lukyanenko). Son père, le Prince Ivan Khovansky, a une partition bien plus généreuse pour un Mikhail Petrenko qui de fait a l'air plus jeune que son fils fictif. Il tient la dragée autre à un autre prince, plus au pouvoir, Prince Vasily Golitzin, Oleg Videman. D'ailleurs il y a tellement de princes dans les environs qu'il y en a même un qui s'est reconverti en ecclésiastique (équipe conservatrice-réac, mais difficile de faire la différence sur le terrain : ils sont tous fous pareil, lui un peu plus sage, ceteris paribus), Dossifeï — Stanislav Trofimov et sa grosse barbe, tête de l'emploi lui aussi. Et puis citons encore : Evgeny Nikitin (Shaklovity), Larisa Gogolevskaya (Susanna), Efim Zavalny (Le Clerc), Andrei Popov (Le Scribe). Et quelques autres bien plus mineurs. Aucune défaillance, tout excellent.
C'est long mais c'est bon, comme on dit. L'entracte devait arriver après l'acte II, qui s'achève brutalement — ça aurait donné un effet "pub sur TF6", couic. Mais finalement, il a été repoussé avec l'acte III, que le livret décrit très extensivement en deux phrases : "Marfa se reproche son amour pour Andreï, qui l'a trahie, quand Dosifei la console. Arrivent des streltsy ivres." Une bonne demi-heure. On va dire que c'est peu équilibré. En acte IV, il y a une sorte de ballet, du moins d'intermède, de bien 10 ou 15 minutes, dont on se demande à quoi ça se rattache dans l'action (manifestement un prince est taillé en pièce pendant que l'autre rival est banni — ça aurait plus de sens en se disant que ça arrive au milieu du bloc 3-4-5), mais qui est là encore exceptionnel sur le plan musical. Le finale, à l'acte V, est d'une impressionnante puissance.
Fin vers 21h50, finalement pas si éloignée de la prédiction du programme que l'on raillait un peu tous. Improbable et magnifique soirée, très copieusement applaudie, alors qu'aucun artiste n'était masqué.